Martine Aubry a publié une tribune le 22 juin sur Rue89 dans laquelle elle revient sur ses propositions en matière de numérique et d'accès à internet. Ce sera là un sujet majeur du débat présidentiel, notamment après que l'UMP ait mis en place l'HADOPI.
Pour retrouver cette tribune, vous pouvez cliquer sur ce lien ou la consulter ci-dessous.
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L'internet a changé nos vies, au travail comme dans la vie personnelle. Le courrier électronique s'impose tard le soir et chaque matin de bonne heure dans mes journées. J'accède à des sites qui ouvrent sur d'innombrables horizons. Chez moi ou au bout du monde, en Afrique ou en Chine, je m'informe sur des écrans que les médias nourrissent en continu.
Mes usages - simples et désormais quotidiens - du numérique sont ceux de dizaines de millions de Français. Il ne s'agit pas seulement de technologies à maîtriser, mais de nouvelles manières de créer, de se former, de communiquer ou de se soigner.
Les technologies numériques s'installent dans notre proximité, se collent à notre oreille. Elles sont aussi le moteur d'une économie nouvelle, qui depuis plus de trente ans, est devenue « notre » révolution industrielle. L'internet et les réseaux en sont le socle, mais les usages et les innovations se déploient partout dans nos habitations, nos entreprises ou dans nos moments de mobilité.
Depuis dix ans, je vois naître à Lille comme ailleurs, des centaines d'entreprises de toutes tailles, que nous aidons à grandir. Elles ont décollé dans le commerce électronique, les éditions de logiciels et de contenus, ou les réseaux. L'équipe d'Ankama, née dans le Nord et installée à Tourcoing, mais aussi au Japon, affiche à son actif l'une des plus belles réussites du jeu vidéo en ligne. Je vois nos grandes villes, dont la mienne, entrer en numérique, et nos collectivités y contribuent activement. Les principales innovations de notre temps, pour la médecine, les transports, de la voiture plus écologique jusqu'au Vélib, comportent toutes une forte dimension numérique.
J'ai souhaité partager ici une vision du futur de notre société, mais aussi exprimer les principes qui doivent déjà guider notre action dans le monde numérique, qui n'est pas un autre monde, mais notre monde. Beaucoup de Français me le disent : ils se sentent déboussolés, inquiets de la vitesse de ces transformations, ils craignent de décrocher. Ils voient l'impact au travail, le coût pour les familles, les dangers pour la vie privée ou les risques d'exclusion qui guettent les oubliés du numérique.
Le numérique au cœur du redressement
La société que prépare la révolution numérique me parait porteuse d'infinis progrès, mais aussi de vraies dérives qu'il serait naïf d'oublier. Le rôle d'une démocratie est d'assurer l'accès de tous à ces progrès, et de prévenir les dommages. C'est encore plus vrai quand ces transformations bouleversent la démocratie elle-même.
Dans un pays que guette le déclin, disons-le avec conviction, l'internet, les réseaux, les usages et les innovations numériques peuvent contribuer aux changements nécessaires, au redressement qui doit mobiliser toute la société.
Le numérique va nous aider à apporter des réponses à des questions essentielles : le climat, l'énergie, l'éducation, la santé. C'est pour chacun de nous, un outil d'autonomie. C'est pour notre pays une filière qui « tire » un quart des nouveaux emplois, et réunit plus d'un million d'empois, en direct ou indirectement.
Mon engagement pour une « offensive numérique » se nourrit d'une vision pour le long terme. J'entrevois la cité numérique d'abord comme une société créative, qu'il faut ouvrir à tous. Une société innovante et solidaire à la fois. Bernard Stiegler évoque avec justesse « l'économie de contribution ». L'opposition entre individu et collectif est ainsi dépassée dans le travail collaboratif, la participation des internautes. L'intelligence collective réunie chaque jour produit de la valeur pour l'économie, la création culturelle et pour les territoires.
Pour un droit à la connexion
Cette révolution, c'est la nôtre. La comprendre, c'est bien. Prendre les bonnes décisions qui engagent l'avenir, c'est mieux. Or les choix politiques courent derrière les usages de la société et les dynamiques économiques. La France a perdu des années dans ce domaine, parce que l'Etat alternait décisions répressives et laisser-faire. Le récent e-G8, monté comme une production hollywoodienne, n'a pas eu de résultats concrets. Cet internet n'est pas le notre. Nous devons changer de méthode.
Je défends le droit à la connexion, comme l'une des conditions d'exercice de la démocratie et de nos libertés essentielles. C'est d'ailleurs ainsi que le Conseil constitutionnel le reconnait aujourd'hui. Ce droit exprime une vision républicaine du net, qui prolonge nos valeurs dans le monde numérique : l'égalité d'accès et la neutralité du réseau, les libertés d'expression, de création et d'innovation, la relation avec les autres, pour des causes communes ou pour l'amitié.
Pour l'exercice pratique de ce droit, nous devons mener plusieurs batailles. Les menaces qui pèsent aujourd'hui sur la neutralité de l'internet s'apparentent à une véritable confiscation de bien commun, pour des intérêts particuliers très puissants. C'est au contraire en préservant, par la loi, des réseaux neutres et ouverts que l'économie numérique conservera longtemps son potentiel d'innovation.
Je me suis toujours opposée, par ailleurs, lorsqu'en France aussi, l'on a tenté de couper l'accès à l'internet ou de fermer l'accès à des sites sans passer par une décision de justice. La lutte contre des activités illicites est évidemment légitime. Mais, si s'instauraient des coupures par simple décision administrative, je reste convaincue que, très vite, la liberté d'expression serait mise en cause.
L'internet doit rester un espace de notre Etat de droit. Renforçons au contraire les moyens de lutte contre la cyber-criminalité, qui, elle, se moque des frontières.
Lancer enfin le chantier du très haut débit
Le droit à la connexion exige aussi que chacun dispose d'un accès aux réseaux en permanence. La fracture numérique, sociale et géographique à la fois, se comble et se recreuse. Elle doit se combattre dès l'école, avec un apprentissage critique des usages. Pour la France, l'ambition de la décennie qui vient sera de réaliser le déploiement des réseaux à très haut débit, pour les usages fixes, avec la fibre optique, ou mobiles, et à des prix décents. Les choix récents du gouvernement renvoient à vingt ans au moins l'achèvement de ce grand chantier.
Nous avons proposé de relancer une autre stratégie d'investissement, autour d'un opérateur qui coordonnerait tous les efforts publics, et qui favoriserait le co-investissement avec les opérateurs privés. Cette couverture numérique universelle va devenir un enjeu majeur, pour les territoires, pour les entreprises, et pour le développement d'usages qui mobilisent de plus en plus d'images et de données.
Au-delà, il nous faut imaginer la France connectée de demain dans ses aspects les plus quotidiens. Il faut pouvoir accéder à l'internet partout et à tout moment : dans les trains comme dans les aéroports, les hôpitaux et les mairies, les jardins publics ou les hôtels. Et il faudrait y accéder gratuitement. Les jeunes Français se retrouvent plus volontiers dans les cafés si le wifi est libre d'accès.
Ces libertés nouvelles dont est porteuse la révolution numérique s'installent progressivement dans la société française, et bien sûr, partout sur notre planète.
Pour la culture, de nouveaux modèles rémunérateurs
Les progrès dans l'accès à la culture, les formes inédites de création ont transformé radicalement la donne pour les artistes et le public. Les réponses économiques ont tardé à émerger pour la musique et le cinéma. A l'ère des tablettes, comme tous les amoureux du livre, je sais qu'il faut défendre la lecture et les libraires. Il faut avant tout défendre les droits des auteurs et des artistes, cela a toujours été ma priorité. Mais la question est de le faire de manière juste et efficace.
Après mûre réflexion, je crois possible de penser l'avenir, pour la musique et l'ensemble de la création, selon des modèles modernes, rémunérateurs et redistributifs. Emprunter cette voie exige trois conditions, pour lesquelles notre programme comporte des propositions précises.
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D'abord, que nous adaptions et renforcions les droits d'auteur.
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Ensuite, de fonder de nouveaux financements pour la création sur une contribution, forfaitaire et d'un montant modeste, des internautes et sur un prélèvement qu'acquitteront les opérateurs et les fournisseurs d'accès. Justement réparti, ce serait un apport massif pour soutenir la culture en France, et pour trouver cet équilibre, j'en appelle d'abord à un dialogue loyal avec toutes les parties prenantes.
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Enfin, intensifier la lutte contre la contrefaçon commerciale.
Dès lors, la guerre faite aux internautes qui partagent -en même temps qu'ils achètent - n'aura plus lieu. L'abandon de la loi Hadopi, coûteuse, inefficace et à contre-temps, me parait donc aller de soi. Voilà pourquoi nous sommes décidés à l'abroger.
Soutenir les sites censurés dans le monde
A l'âge numérique, la démocratie change de visage, et gagne une nouvelle vitalité. Nous communiquons plus directement. L'ouverture des données publiques doit être défendue comme un nouveau droit, permettant des usages inédits et le contrôle citoyen. La participation des citoyens eux-mêmes s'inscrit en effet dans des formes nouvelles. Elle s'auto-organise aussi pour des causes locales ou globales.
Les internautes de Tunisie et d'Egypte, de Syrie et d'Iran ont fait d'internet l'arme moderne de leurs héroïques résistances aux dictatures. Il est de notre devoir d'aider davantage la cyber-démocratie, en soutenant une fondation indépendante, agissant au côté des ONG, pour faciliter l'hébergement des sites censurés et sécuriser l'internet des militants poursuivis.
Dans la mondialisation, la France perdrait d'autant plus son identité, sa langue et sa culture, que nous resterions à l'écart de la formidable révolution numérique qui est en cours. L'internet est un phénomène de masse, global, mais il rend aussi possible la diversité culturelle, si elle est un projet commun. La francophonie peut retrouver un dynamisme sur le Web. L'internet est dominé par des géants californiens, mais il est aussi des champions numériques nationaux en France, comme Daily Motion, AlloCiné, Free, Ubisoft, Orange bien sûr, parmi bien d'autres. Au lieu de nous concentrer sur ses menaces, parions sur ces atouts.
Un statut pour les jeunes entreprises innovantes
Une part de l'avenir de notre économie se gagnera par l'innovation dans l'économie numérique. La responsabilité politique est claire : aider ceux qui travaillent tous les jours dans l'économie créative à développer leurs projets, comme le font déjà les régions. Le redressement de notre pays est à ce prix. L'esprit qui anime beaucoup de ces équipes, dans des entreprises souvent de petites tailles ou des PME de quelques centaines de personnes est le même : inventer un monde nouveau, et des applications que les consommateurs sachent apprécier. Le financement de ces entreprises a souvent été chaotique.
Nous devons créer et renforcer l'ensemble des « briques » de ce nouveau système productif : le financement, la formation, la recherche, multiplier les lieux d'expérimentation et de partage. Donner enfin un statut fiable aux jeunes entreprises innovantes, en pleine croissance. Orienter l'achat public vers les PME innovantes, car celles-ci ont d'abord besoin de clients, avec un Small business Act. Favoriser les logiciels libres, pleinement contrôlés par leurs utilisateurs, parce que c'est affaire d'autonomie et même de souveraineté pour notre pays (Télécharger le document du Laboratoire des idées).
Une France augmentée
Bien sûr, les internautes et les acteurs du numériques questionnent les projets politiques. Ils sont en attente de décisions politiques utiles - ou parfois même, ils les redoutent. Nous explorerons dans tous les domaines de l'action publique les moyens de chercher dans le numérique, des façons inédites pour atteindre nos objectifs collectifs, à commencer par l'éducation. J'invite ainsi tous ceux pour qui, aujourd'hui, le numérique est à la fois le métier, l'aspiration, la source d'inspiration ou le lieu de l'engagement, à identifier avec nous ces voies nouvelles.
L'internet ne se décrète pas. La France connectée a besoin d'une construction collective. La France augmentée, par l'innovation et l'intelligence partagées, c'est déjà une belle contribution au redressement
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