INTERVIEW - Martine Aubry s'exprime dans le JDD, une première prise de parole depuis deux ans et demi.
Pourquoi prendre la parole maintenant, après deux ans et demi de silence ?
Je ne me résous pas à voir notre pays s'enfoncer dans la morosité, le doute, le repli sur soi. Je ne baisse pas les bras devant la montée du Front national. Je ne me résigne pas davantage à la victoire en 2017 de la droite, dont on a vu, avec le retour de M. Sarkozy, qu'elle n'a ni appris de ses échecs ni compris les enjeux de notre temps. La gauche n'a pas le droit d'échouer. Il n'est pas trop tard pour réussir, à condition d'emprunter le bon chemin dans les deux ans qui viennent. À gauche, nous aimons le débat, mais lorsque nous sommes au pouvoir, on l'oublie. Le débat n'est pas synonyme de fragilité, mais de vitalité. Le temps qu'on y consacre sera du temps gagné sur l'avenir. Les états généraux lancés par le Parti socialiste nous en offrent une occasion salutaire.
Ce n'était pas une erreur de ne pas entrer au gouvernement ?
Ce qui m'intéresse aujourd'hui, ce n'est pas de refaire le film des deux années écoulées, mais de contribuer à écrire celui des deux ans qui viennent.
Quel bilan tirez-vous de cette moitié de quinquennat ?
Le temps n'est pas au bilan du quinquennat, mais à l'analyse lucide de la situation pour prendre les bonnes décisions. Il y a eu de bonnes choses de faites : le retour de la France sur la scène internationale, les moyens complémentaires donnés à la police, à la justice, à l'éducation, la retraite à 60 ans pour les longues carrières… Mais nous avions prévu qu'à mi-mandat la croissance serait revenue, le chômage en repli et les déficits réduits en deçà de 3%. Ce n'est pas le cas. Il nous faut trouver au plus vite le bon réglage des politiques économiques qui permettra de sortir la France de la crise. Et puis il nous faut refaire de la politique. Aujourd'hui, une raison profonde du malaise est que les Français ne comprennent pas quelle société nous voulons construire, le sens donné à l'action et les valeurs qui la fondent. Même lorsque nos réformes vont dans le bon sens, tels les rythmes scolaires et la priorité donnée à l'école, on n'a pas fixé le cap et engagé les collectivités locales à lutter contre l'échec scolaire ou à promouvoir l'éducation artistique et citoyenne. On ne mobilise pas un pays sur la seule gestion financière, on doit donner la destination du voyage.
Vous ne croyez pas que la politique menée puisse réussir. Pourquoi ?
Regardons la vérité en face. La politique menée depuis deux ans, en France comme presque partout ailleurs en Europe, s'est faite au détriment de la croissance. Les efforts fiscaux et les économies réalisées sur les budgets publics ont engendré des pertes de recettes liées à la moindre croissance qu'ils ont provoquée. Les déficits ne se sont pas résorbés et le chômage augmente. Entendons-nous bien, la question n'est pas de renoncer à réduire les déficits. Je sais de quoi je parle : pour moi, bien utiliser chaque euro qui nous est confié par les Français est une obligation. J'ai rétabli les comptes de la Sécurité sociale, ma ville est bien gérée… Il n'y a pas d'un côté les sérieux et de l'autre les laxistes. Mais je demande une inflexion de la politique entre la réduction des déficits et la croissance. Je demande qu'on réoriente la politique économique.
Est-ce une erreur de mener une politique de l'offre ?
Dépassons cette opposition stérile entre la politique de l'offre et celle de la demande. Il n'y a pas d'un côté les pro-entreprises et de l'autre les pro-ménages. Que nos entreprises qui se trouvent exposées à la concurrence internationale soient aidées pour être plus compétitives, c'est nécessaire, à condition bien sûr de comprendre que la compétitivité – je l'ai appris dans l'entreprise – se joue d'abord sur la recherche et l'innovation, la formation des salariés, l'organisation du travail, l'investissement dans les nouvelles technologies. Mais face aux entreprises, il faut une demande, celle des clients et des collectivités locales. En France, 50% des entreprises disent aujourd'hui faire face d'abord à des problèmes de demande.
Vous critiquez la politique menée, mais quelle autre politique prônez-vous ?
Je propose de mieux cibler les aides aux entreprises sur celles qui sont exposées à la concurrence internationale et sur celles qui investissent et embauchent. Le Medef n'a pas négocié les contreparties promises ; dès lors, plus de la moitié de ces moyens ne vont pas aux entreprises qui en ont besoin, se perdent dans les dividendes et les hautes rémunérations. Réservons donc les baisses d'impôt sur les sociétés aux entreprises qui réinvestissent ; conditionnons toute nouvelle baisse de cotisation à un accord d'entreprise sur la compétitivité et la formation ; fusionnons le CICE [crédit d'impôt compétitivité emploi] avec le crédit d'impôt recherche, finançons mieux les pôles de compétitivité et les investissements d'avenir. Vingt milliards d'euros peuvent et doivent être ainsi libérés sur les 41 milliards d'euros.
Que faites-vous de ces 20 milliards ?
Je propose un plan de soutien à la croissance, qui touche les ménages et les collectivités locales. Il faut agir dans trois directions. L'investissement local tout d'abord. Aucun pays, États-Unis en tête, n'est sorti de la crise sans en passer par là. Le secteur du BTP est en danger. Signons un pacte d'investissement entre l'État et les collectivités locales. Il faut aussi créer davantage d'emplois aidés, comme les emplois d'avenir, pour les jeunes et les chômeurs de longue durée. C'est vrai que c'est un palliatif, mais en attendant d'avoir rétabli la croissance, il est vital. Enfin, il faut soutenir le pouvoir d'achat en agissant sur les loyers avec la loi Duflot, les aides au logement, la politique familiale, des tarifs pour l'eau et l'énergie plus faibles pour les besoins essentiels.
Au fond, vous reprenez la logique des frondeurs, à qui le pouvoir a déjà répondu : « On ne changera pas de politique ». Vous croyez vraiment que vous obtiendrez une autre réponse ?
Je partage leurs propositions dans ce domaine et je regrette que le Parlement n'ait pas pu en discuter. J'espère que la prise de conscience sera là, que le débat aura lieu. En tout cas, plus on sera nombreux à le dire à gauche – élus nationaux ou locaux, mais aussi dans la société civile –, plus on aura une chance d'être entendus. Dans le passé, faute d'avoir débattu, nous avons souvent payé le prix. Il est temps de retrouver le bon chemin, débattons-en. Et puis, ne peut-on arrêter d'appeler « frondeurs », des députés qui connaissent l'économie, souhaitent le succès du gouvernement et portent une vision de la Ve République où le Parlement est pleinement respecté dans ses prérogatives ?
« Notre idéal n'est ni le libéralisme économique ni le social-libéralisme », écrivez-vous. Quel est-il ?
Une nouvelle social-démocratie. De 1945 aux années 1970, la social-démocratie s'était fixé l'objectif de construire un État providence qui gère collectivement les risques – santé, chômage, retraite, famille – par un régime de protection sociale. Ce compromis devait assurer l'égalité des chances grâce aux services publics. Il serait assez curieux, avec la crise, de s'amouracher à contretemps d'illusions des années 1980-1990, qui démoralisent notre pays. Il est temps d'ouvrir les yeux sur une réalité nouvelle : ce modèle n'existe plus. Il a été balayé par la crise. Tony Blair et Gerhard Schröder ont essayé. La mise en concurrence des salariés et des modèles sociaux de par le monde, l'impossible ambition sociale, l'abdication sur le front du plein-emploi font sans doute un choix de société, mais ce n'est pas le mien. Et puis, regardez la situation économique de l'Allemagne aujourd'hui ! Elle n'est pas brillante.
Alors, quel est votre projet ?
Une nouvelle social-démocratie, qui reconnaît le marché mais veut un État stratège pour l'orienter et le réguler. Le marché a tout envahi. On spécule sur tout, y compris les aliments. Tout se marchande, jusqu'à nos corps. C'est le règne du chacun pour soi. Il faut remettre des règles qui défendent la coopération avant la compétition, le bien-être avant le « tout-avoir », la préservation de l'avenir avant le profit immédiat. Bien sûr, l'État doit se moderniser, avec des services publics qui apportent des réponses personnalisées à chacun dans le domaine de l'école, de la santé ou du vieillissement. Je défends un État qui donne toute sa place aux pouvoirs locaux, un État qui régule la mondialisation. Le président de la République défend cette nécessité au niveau européen. Aujourd'hui, les multinationales imposent leur loi aux États. Contre cela, seuls, nous ne pouvons rien, ensemble, en Europe et dans le monde, il faut nous organiser et protéger les biens communs universels. Et puis, cela ne vous étonnera pas, car j'ai consacré une partie de ma vie au monde du travail, cette nouvelle social-démocratie accorde une importance essentielle aux syndicats de salariés et d'employeurs. Mais elle parie aussi sur les citoyens, les mouvements associatifs et coopératifs.
Vous croyez toujours à une société plus douce ?
Bien sûr, je la crois plus que jamais nécessaire. Je défends l'idée d'une société bienveillante, attentive à chacun, mais demande à chacun d'être attentif aux autres et de respecter les règles. C'est ce qu'on appelle « le care, le share et le dare » : le lien social renouvelé, le partage et le goût du commun comme alternative aux simplismes du marché, l'audace et l'imagination pour oser produire du progrès face au déclin. Et dans cette nouvelle société, la culture ne sera jamais un luxe, mais un moyen d'émancipation pour tous.
Manuel Valls et François Hollande sont-ils des sociaux-libéraux ?
Je n'aime pas les étiquettes, à chacun de dire ce qu'il est, ce qu'il veut, et d'agir en conséquence. Et puis, ne personnalisons pas les débats, ils n'en seront que plus riches.
Le FN est en progression constante, il était le premier parti aux élections européennes, peut-il prendre le pouvoir ?
En tout cas, c'est aujourd'hui clairement son objectif. Alors, aux Français qui votent FN ou sont tentés de le faire par dépit ou désespoir, je voudrais dire que les réponses du Front national nous conduiraient à une situation économique et sociale catastrophique, à une division de la société et à un isolement de la France. Il suffit pour s'en convaincre de regarder l'état des villes dans lesquelles il a exercé le pouvoir : elles ne s'en sont pas encore remises, la situation financière s'y est dégradée de manière considérable et les inégalités ont augmenté.
Le gouvernement, très impopulaire, recule sur de nombreux fronts. Peut-on encore réformer ?
Oui. Pour moi, la réforme doit être synonyme de progrès. Il faut en finir avec les vieilles recettes libérales. Ne perdons pas notre temps dans des débats du passé sans cesse remis sur la table par le Medef : le repos dominical, c'était il y a un siècle, l'assurance chômage, soixante ans, les lois Auroux et les seuils sociaux, trente ans, les 35 heures, seize ans. Les remettre en question aujourd'hui, ne nous leurrons pas, ne créera pas d'emplois. Va-t-on passer le XXIe siècle à défaire ce que l'on a fait au XXe ? La responsabilité de notre génération politique n'est pas celle-là. Résolument tournés vers l'avenir, nous devons investir pour régler les trois défis de notre temps : la révolution numérique, le réchauffement climatique et les fractures entre les territoires. Il n'est pas trop tard pour réussir. Tout dépend de nous.
Quel rôle voulez-vous jouer dans cette seconde moitié du quinquennat ?
Je suis candidate… au débat d'idées.
Et seulement ?
Oui.
Alors vous êtes un ovni en politique…
C'est votre appréciation.
Ce quinquennat a été marqué par de fortes hausses d'impôts qui ont entraîné un « ras-le-bol fiscal ». Vous croyez toujours à une grande réforme fiscale ?
Oui, elle est plus que jamais nécessaire pour réconcilier les Français avec l'impôt. Elle est préférable à des mesures au fil de l'eau, aux allers-retours sur les mesures fiscales, aux baisses des prestations familiales ou au gel des retraites qui inquiètent les Français en situation difficile. Nous disons depuis des années qu'il faut faire de la CSG et de l'impôt sur le revenu un seul et même impôt citoyen. Il est temps de le faire. On pourrait ainsi distribuer du pouvoir d'achat aux plus modestes, et le prélèvement à la source permettrait d'éviter de se retrouver dans la difficulté quand votre revenu baisse brutalement.
Emmanuel Macron a annoncé qu'il légiférerait sur le travail du dimanche, est-ce une bonne idée ?
Croire qu'il y a là des gisements d'emplois est un mirage. Le pouvoir d'achat ne va pas s'accroître par miracle parce que l'on consomme un jour de plus. Dans la plupart des cas, les extensions se feraient au détriment du petit commerce – si essentiel à la vitalité de nos quartiers – et donc, in fine, aussi de l'emploi. Et puis surtout, pour moi, il s'agit de choisir dans quelle société nous voulons vivre. La consommation doit-elle être l'alpha et l'oméga de notre vie ? Ne peut-on préserver un jour dans la semaine pour soi, pour sa famille, pour la culture, pour le sport ?
Certains, au pouvoir comme dans l'opposition, veulent déverrouiller les 35 heures. Cette loi que vous avez portée a-t-elle encore du sens ?
Manuel Valls a clairement dit qu'il ne souhaitait pas toucher aux 35 heures. Quant aux dirigeants de la droite, apparemment adeptes du comique de répétition, ils l'ont toujours annoncé, mais ne l'ont jamais fait. Ils savent que les Français y sont attachés et que les entreprises y ont trouvé leur compte. Rappelons par ailleurs que cela a été un formidable moment de négociation et d'accords.
Faut-il réformer l'assurance chômage ?
On ne réforme pas l'assurance chômage au moment où il y a tant de chômeurs. Un accord vient d'être signé entre les partenaires sociaux, avec une application jusqu'en 2016 ; respectons-le. Quand la situation économique était bonne et le chômage en baisse, comme sous Lionel Jospin, le patronat n'a jamais accepté qu'on mette de l'argent de côté pour pouvoir passer des périodes plus difficiles. Remettre aujourd'hui en question ce système, c'est vouloir dire que les chômeurs sont responsables du chômage ou qu'ils sont des fraudeurs. J'ai rendu efficient, comme ministre du Travail en 1992, le contrôle des chômeurs. Je ne supportais pas qu'on puisse penser que les chômeurs l'étaient parce qu'ils le voulaient et qu'ils fraudaient. Et quand c'est le cas, il faut sanctionner. Mais c'est très minoritaire. Mettre de tels débats sur la table alors que le chômage est si important me choque profondément.
Le Journal du Dimanche - Dimanche 19 octobre 2014
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