Aux échecs, le zugzwang désigne la position
d’un joueur qui est au trait et qui n’a plus à sa disposition que des
coups perdants ou amenant sa position à se détériorer inéluctablement.
Ce n’est pas simplement une aporie qui mènerait à un statu quo ou une
absence de décision : le joueur doit jouer. Et il n’a vraiment rien de bon à jouer, aucun espoir de gain... juste jouer.
J’ai suivi l’audition télévisée du juge
Fabrice Burgaud par la commission d’enquête parlementaire. Tout le
monde a noté son expression laborieuse, hésitante et prudente. Une
position pas facile du tout : être sur la sellette devant le pays tout
entier pour ce qui ressemble à un procès médiatique même s’il ne s’agit
pas de le juger lui, mais de comprendre la faille, ou les failles dans
le système judiciaire. La principale est la solitude du juge
d’instruction. Les conditions d’exercice du métier en sont d’autres. La
difficulté à appréhender les ramifications d’un dossier complexe et
douloureux une autre encore.
Cette solitude, alliée à la nécessité de
prendre des décisions rapides en fonction de l’évolution des
informations apportées par les auditions successives, a assis le juge
Burgaud à la table d’un jeu perdu d’avance. Il a essayé d’expliquer sa
perception de la situation d’alors : fallait-il laisser en liberté des
suspects, permettant ainsi à des pédophiles présumés de continuer à
abuser des enfants ? Fallait-il placer en détention tant de personnes
juste pour éviter qu’elles puissent communiquer entre elles ?
Fallait-il préférer les auditions séparées aux confrontations ? Mettre
en examen ou considérer comme témoin assisté ? Ordonner ou refuser
telle expertise ?
Rétrospectivement, et parce qu’on ne peut se
départir de l’émotion qu’éveillent en nous les « acquittés d’Outreau »
si douloureusement et définitivement marqués, on aurait tendance à ne
retenir que les mauvais coups, les années de détention pour des
innocents dont les souffrances des familles sont autant de durables
dégâts collatéraux. Or le juge Burgaud a agi selon les règles du jeu,
c’est-à-dire selon la loi, et selon son appréciation de la situation.
Et tout cela fut tellement passé au crible, sa manière de travailler,
sa connaissance des procès-verbaux d’audition, ses choix de l’époque
dont il convient lui-même qu’il ne ferait pas les mêmes à présent,
qu’il est difficile d’y voir des fautes personnelles détachables de sa
fonction de juge.
La technicité des questions aura permis de
comprendre les mécanismes (le terme n’est pas si innocent) de la
machine judiciaire. Il est bon que les parlementaires tirent
sereinement toutes les leçons des audiences qui auront peut-être des
vertus cathartiques pour les acquittés. Toutefois, là n’est pas
l’essentiel. Comme l’a souligné Robert Badinter, le cri récurrent dans
l’audition du juge Burgaud est celui de la solitude du juge
d’instruction. La collégialité de la mission d’instruction paraît le
remède sur lequel le législateur devra travailler en urgence. Cela se
traduira nécessairement par des moyens humains accrus. Et cette
humanisation, même si elle aura naturellement un coût et même si elle
n’éliminera pas complètement la possibilité d’erreurs, devrait tout de
même permettre d’éviter la terrible responsabilité à assumer pour un
individu et les instructions en zugzwang permanent…
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