Par Martine Aubry, et les premiers signataires ayant participé à l’élaboration de la contribution : Christian Assaf, Jacques Auxiette, Philippe Baumel, Dominique Bailly, Francois Bonneau, Kheira Bouziane, Charlotte Brun, Gwenegan Bui, Pierre Cohen, Romain Colas, Laurianne Deniaud, Marie Guite Dufay, Anne-Lise Dufour Tonini, Laurence Dumont, Olivier Dussopt, Jean-Marc Germain, Annie Guillemot, Daniel Goldberg, Chaynesse Khirouni, Matthieu Klein, François Lamy, Audrey Linkenheld, Philippe Martin, Klébert Mesquida, Pierre Alain Muet, Maud Olivier, Gilles Pargneaux, Christian Paul, Dominique Potier, Sylvain Robert, Pierre de Saintignon, Nicolas Soret, René Souchon, Isabelle This-Saint-Jean, Fabrice Verdier, Frédéric Vigouroux, André Vézinhet…
La France traverse une crise qui n’en finit pas. Les Français doutent de leur avenir, de notre force collective en tant que nation, de la politique en tant que solution. Ils ne voient plus nos atouts, ceux qui font encore de notre pays une destination pour la jeunesse du monde ou pour les investisseurs avisés. Nous ne nous résolvons pas à ce que l’espoir déserte les têtes et les cœurs.
La responsabilité écrasante de la droite dans la situation du pays est reconnue par tous. Après le crash de 2008, Nicolas Sarkozy a fui ses responsabilités en n’engageant pas les réformes de fond, tournées vers l’avenir, et en creusant les déficits et la dette à grands coups de cadeaux fiscaux.
Avec toute la gauche, nous avons travaillé à préparer l’alternance de 2012, et comme la majorité des Français, nous y avons vu le signal du changement. Cette espérance en grande partie déçue, comme l’ont exprimée deux lourdes sanctions électorales, il est de notre devoir de la faire renaître. À mi-parcours.
Nous croyons plus que jamais à l’action collective. Quand tout va bien, les choix politiques sont plus faciles. Par temps de récession partout en Europe, et de grandes transformations des modèles de développement dans le monde, la politique exige une vision et une méthode, pour entraîner et réussir. Si rien n’est écrit à l’avance, c’est bien à la volonté commune qu’il revient de faire pencher la balance, entre le redressement ou le déclin, entre la confiance ou la soumission.
Une raison profonde du malaise, même si nous pensons que les Français ont bien compris qu’il fallait réduire les déficits pour préserver l’avenir, est qu’ils ne comprennent pas quelle société nous voulons construire, sur quelles valeurs nous nous appuyons. Bref, nous donnons l’impression de ne plus porter un projet politique. Bien sûr, être de gauche, c’est bien gérer l’argent public, maîtriser dettes et déficits. Mais aujourd’hui, le moyen est devenu le but. Le cap est devenu une succession de courbes et de chiffres, 50 milliards, 41 milliards, 3%… Les Français ne voient plus à quoi servent leurs efforts. Quand on repense la politique familiale, au lieu de présenter une politique qui concilie vie familiale et vie professionnelle et qui réduit les inégalités, on aboutit à une succession de mesures budgétaires qui font perdre le sens. Même lorsque nous agissons utilement, comme en matière d’éducation, nous perdons le fil de notre projet. On ne transforme jamais le réel en renonçant à l’idéal.
La politique n’est pas un voyage sans destination. La politique, c’est dire dans quelle société nous voulons vivre, fixer les buts, les progrès, montrer le chemin pour y parvenir. Les États généraux lancés par le Parti socialiste nous offrent une occasion salutaire. Trop souvent, nous avons mis un voile sur nos débats lorsque nous étions au pouvoir. Nous en avons payé le prix, faute d’avoir su retrouver à temps le bon chemin. Le silence des idées n’est pas le signe d’une démocratie vivante, la pensée unique n’est plus tout à fait la pensée. Le débat n’est pas davantage la division, mais au contraire la condition pour retrouver l’unité à gauche si précieuse pour réussir.
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Le préalable, c’est la sortie de crise : sans résultats dans ce domaine, les pessimismes l’emporteront. Le temps n’est pas au bilan du quinquennat, mais à l’analyse lucide de la situation, pour réussir. La politique actuelle ne produit pas les résultats escomptés. Nous avions prévu qu’à mi-mandat – nous y sommes – la croissance serait revenue, le chômage en repli et les déficits réduits bien en-deçà de 3%. Rien de tout cela n’est advenu.
Évacuons d’emblée les faux débats. Il n’y a pas d’un côté les fourmis, et de l’autre les cigales. Regardons la vérité en face. La politique menée depuis deux ans s’est faite au détriment de la croissance et donc ne peut réussir. Les efforts fiscaux et les économies réalisées sur les budgets publics ont engendré des pertes de recettes liées à la moindre croissance qu’ils ont provoquée. Les déficits ne se sont pas résorbés, sans compter les effets sur l’emploi qui ont été catastrophiques. La bonne voie reste un meilleur dosage, certes subtile à trouver, entre la nécessaire réduction des déficits et la croissance.
Il n’y a pas non plus les archaïques et les modernes. Que nos entreprises, celles qui se trouvent exposées à la concurrence internationale aient besoin d’améliorer leur compétitivité, c’est une évidence, à condition bien sûr de comprendre que la compétitivité se joue d’abord sur la recherche et l’innovation, la formation des salariés, l’investissement dans les nouvelles technologies. Mais face aux entreprises, il faut une demande, celle des clients et des collectivités locales. En France, 50% des entreprises disent aujourd’hui faire face d’abord à des problèmes de demande, 15% à des problèmes liés à l’offre. Là aussi, c’est une question d’équilibre qu’il faut trouver entre le soutien à l’offre et à la demande.
L’idée que la relance pourrait venir de l’Europe, et la rigueur des États, est séduisante, mais peu opérante. Les robinets du crédit de la Banque centrale européenne sont désormais ouverts, mais l’ont été trop tardivement pour espérer que le redémarrage vienne de ce côté-là. Les effets des plans d’investissements resteront modestes tant que l’Europe ne sera pas dotée d’un budget propre suffisamment important. Aussi longtemps que les pays européens se regarderont en chiens de faïence, chacun espérant que la croissance viendra de l’autre, rien ne bougera.
Prenons les devants, agissons chez nous : charité bien ordonnée commence par soi-même. Les marges de manœuvre existent du côté des 41 milliards d’euros d’allégements fiscaux et sociaux en faveur des entreprises. Le Medef n’a pas négocié les contreparties promises, dès lors plus de la moitié de ces moyens mis à la disposition des entreprises ne vont pas à celles qui en ont besoin, se perdent dans les dividendes et les hautes rémunérations. Réservons les baisses d’impôt sur les sociétés aux entreprises qui ré investissent ; conditionnons toute nouvelle baisse de cotisations à un accord d’entreprise sur la compétitivité et la formation ; fusionnons le CICE avec le Crédit d’Impôt Recherche en nous inspirant de ce dernier, qui a fait ses preuves et qui pourrait être étendu aux process de fabrication et modulé pour favoriser les PME et les ETI exportatrices ; finançons mieux les pôles de compétitivité et les investissements d’avenir ; redonnons de l’air à la recherche publique et des emplois pérennes aux chercheurs.
20 milliards d’euros sur ces 41 peuvent et doivent être ainsi libérés et utilisés pour un plan de soutien à la croissance, qui touche les ménages et les collectivités locales. La baisse d’impôt annoncée de cinq milliards fait un pas dans cette direction, mais tout laisse à penser qu’il ne suffira pas. Vingt milliards d’euros, c’est 1% du PIB, c’est 1% à 1,5% de croissance en plus dans les deux ans qui viennent. La frontière n’est pas mince. C’est celle qui sépare la croissance de la stagnation, la baisse du chômage de la hausse. C’est la clé du retour de la confiance. Il n’y a là aucun laxisme puisqu’il s’agit de purs re-déploiements budgétaires, qui n’aggravent pas les déficits. Gageons même que la croissance revenue, ils permettront plus sûrement d’atteindre la trajectoire annoncée de 4,4% de déficits en 2014, 4,3% en 2015.
Signons au plus tôt un solide pacte d’investissement entre l’État et les collectivités locales, antidote à la crise du BTP qui s’étend chaque jour davantage. Relançons vigoureusement les emplois aidés pour les jeunes et les chômeurs de longue durée. L’emploi privé, c’est l’objectif, mais tant qu’il n’est pas là, l’emploi associatif, c’est la transition, une transition vitale pour les chômeurs et une impulsion indispensable économiquement pour rétablir la confiance qui est une forme de facteur de production. Soutenons le pouvoir d’achat en agissant sur les loyers avec la loi ALUR, les aides au logement, la politique familiale, des tarifs pour l’eau et l’énergie plus faibles pour les besoins essentiels…
Mais il nous faut aller plus loin en réalisant la grande réforme fiscale promise en 2012 et toujours repoussée. Nous la croyons préférable à des mesures au fil de l’eau, aux baisses de certaines prestations familiales ou au gel de retraites qui inquiètent les Français en situation difficile. Réduisons la CSG sur les premières tranches de revenus pour redonner du pouvoir d’achat, et engageons sa fusion avec l’impôt sur le revenu pour créer cet impôt citoyen, plus juste parce que plus progressif et prélevé à la source et qui ainsi réconciliera les Français avec l’impôt. Et puis, verdissons systématiquement les taxes à la consommation pour favoriser les achats écologiques et, en accompagnement d’une décentralisation qu’il faut approfondir, réformons la fiscalité locale, pour donner à chaque collectivité les moyens de lever l’impôt en lien avec leurs missions, et en renforçant la péréquation.
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Oui, engageons sans délai ce reprofilage en profondeur de notre politique économique. Et ne perdons pas notre temps dans des débats dépassés !
Ainsi le repos dominical : il s’agit-là de choisir dans quelle société nous voulons vivre. Faut-il vraiment considérer que la consommation est l’alpha et l’omega de notre vie ? Ne peut-on préserver un jour dans la semaine pour soi, pour sa famille, pour la culture, pour le sport ? Chacun sait que le pouvoir d’achat ne va pas s’accroitre par miracle parce que l’on consomme un jour de plus, sauf, peut-être dans certaines zones touristiques où des aménagements peuvent exister. Et ne voit-on pas que les extensions se feront au détriment du petit commerce -si essentiel à la vitalité de nos villes- et donc in fine aussi de l’emploi ?
Que dire aussi des seuils sociaux, pense-t-on vraiment, en 2014, qu’associer les salariés à la vie de leur entreprise est un handicap? Quant aux 35h, cela fait seize ans que la droite veut les supprimer, elle ne l’a jamais fait parce qu’elle sait que les Français y sont attachés, qu’elles ont été à l’origine d’un mouvement sans précédent de négociation de branches et d’entreprises dans lequel elles ont trouvé leur compte. Ce sont des vieilles recettes libérales, des reculs dont l’effet sur l’emploi est au mieux insignifiant, au pire inexistant. Détricoter au XXIème siècle les progrès du XXème est une étrange option pour la modernité.
De 1945 aux années 1970, la social-démocratie s’était fixée, par un double compromis entre l’État et le marché, et le patronat et les syndicats, l’objectif de construire un État-providence qui gère collectivement les risques –santé, chômage, retraite, famille- par un régime de protection sociale, et qui assure l’égalité des chances par des services publics.
Depuis les années 1980-90, certains en Europe, même à gauche, ont cru devoir choisir entre la préservation du modèle social, complice selon ses détracteurs du chômage de masse, et un projet très imparfait, mais capable à court terme, disaient-ils, de quelques résultats optiques. Or, il est temps d’ouvrir les yeux sur une réalité nouvelle : ce projet n’existe plus, il a été balayé par la crise. Le capitalisme financier, très largement dérégulé, est devenu un système instable, qui engendre des crises régulières et dévastatrices, dont les inégalités deviennent d’authentiques freins au développement partout sur la planète.
Il serait assez curieux, avec la crise sous les yeux, de s’amouracher à contretemps d’illusions qui démoralisent notre pays. Les tentatives de Tony Blair et de Gérard Schröder sont derrière nous. La mise en concurrence des salariés et des modèles sociaux de par le monde, le postulat de l’impossibilité d’une ambition sociale, l’abdication sur le front du plein emploi font pour certain un choix de société. Ce n’est pas notre projet. Notre idéal n’est ni le libéralisme économique, ni le social libéralisme.
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Ce refus signifie le contraire de l’immobilisme. Nos réponses doivent être immergées dans la France d’aujourd’hui. Nos valeurs doivent être formulées, revendiquées, reliées les unes aux autres, pour donner une pensée et un souffle.
Notre projet, c’est une nouvelle social-démocratie.
La nouvelle social-démocratie reconnaît le marché, mais elle veut un État stratège pour l’orienter et le réguler. Elle a appris que la société ne peut pas fonctionner sans règles, des règles d’ordre public qui s’imposent à tous. Elle défend la coopération avant la compétition. Elle veut le bien-être avant le tout avoir. Elle œuvre pour la préservation de l’avenir avant le profit immédiat. La puissance publique s’y déploie au plus près des citoyens, par une reconnaissance du rôle essentiel des pouvoirs locaux, des départements et des régions, mais aussi supranationalement, en Europe d’abord, et avec d’autres continents ensuite, pour réguler la mondialisation et protéger les biens communs universels, l’accès à l’eau, les océans, les forêts, la biodiversité, le climat, le patrimoine, les droits humains fondamentaux, la paix.
La nouvelle social-démocratie reconnaît le rôle essentiel des syndicats de salariés et d’employeurs, mais l’inscrit dans une hiérarchie des normes qui garantit les droits fondamentaux et l’équilibre des rapports sociaux. Elle en appelle aussi aux citoyens, à leurs mouvements associatifs et coopératifs, et à tous ceux qui expérimentent et défrichent de nouvelles façons d’agir, de produire et de vivre ensemble.
La nouvelle social-démocratie est tout sauf une répétition : elle est productrice d’innovations publiques majeures. Elle donne à la réforme la force d’une transformation positive. Les vraies « réformes structurelles » à engager concernent la fiscalité progressive, le secteur bancaire, ou encore la modernisation de l’État. Elles doivent rechercher l’efficacité et la justice, ne pas renoncer à l’extension des droits, améliorer les protections collectives, le fonctionnement des services publics, refuser leur privatisation qui deviendrait le passeport pour le déclassement.
La nouvelle social-démocratie a l’égalité comme boussole et l’individu comme référence. Elle considère les services publics, personnalisés, comme fondements de l’égalité réelle, de l’école par une refonte des rythmes, des programmes, des méthodes pour porter chaque enfant au plus haut, jusqu’au troisième âge qui doit être celui d’un nouvel âge de la vie grâce à l’adaptation de la société au vieillissement, en passant pour la vie active par un compte personnel temps-formation garantissant la progression professionnelle, sécurisée, tout au long de la vie, et la maîtrise de l’articulation avec la vie familiale et personnelle.
La nouvelle social-démocratie veut une société bienveillante, attentive à chacun, mais demande à chacun d’être attentif aux autres, de respecter les règles et les autres. Elle est fondée sur « le care, le share et le dare »: le lien social renouvelé, le partage et le goût du commun comme alternative aux simplismes du marché, l’audace et l’imagination pour oser produire du progrès face au déclin. La culture n’y est pas considérée comme un luxe, mais comme le moyen de l’émancipation, et pour chaque génération la possibilité de laisser sa mémoire et sa trace.
Dans ce nouveau moment social-démocrate, notre responsabilité est d’investir dans l’avenir face aux trois défis de notre temps : la révolution numérique, le réchauffement climatique, et les fractures entre les territoires. Ils sont l’odyssée, l’aventure et le risque dont nous devons nous saisir. Personne ne le fera à notre place. La loi sur la transition énergétique actuellement en discussion au Parlement est une première étape en ce sens. La mutation numérique et les chocs écologiques accouchent une troisième révolution industrielle, celle des réseaux sociaux, des objets connectés, des énergies décentralisées et renouvelables. Elle n’est pas spontanément bénéfique !
Il y a beaucoup d’investissements à faire pour en tirer parti dans l’emploi, l’éducation, la santé, et pour reconquérir tous ces territoires urbains ou ruraux, qui se sentent aujourd’hui victimes de la mondialisation et oubliés de la République. Il y a enfin nos libertés à préserver contre « la société de surveillance », mais plus encore des libertés nouvelles à conquérir.
Enfin, chaque révolution industrielle appelle un nouvel âge démocratique fondé sur de nouvelles institutions. La prochaine République doit rééquilibrer les pouvoirs de l’exécutif et du législatif, conforter encore l’indépendance de la justice, inventer de nouvelles voies d’implication des citoyens, et garantir la pérennité des services publics et de régimes sociaux, et la protection de l’environnement.
« Des formes nouvelles, sinon rien », écrivait Tchekhov. Trouvons au plus vite l’optimisme de conduire notre pays, avec les Français, sur le chemin d’une nouvelle renaissance. Il n’est pas trop tard, mais il est grand temps !
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