L’Express – Le 30/06/2015
Dans un entretien accordé à L'Express, le ministre de l'Intérieur annonce une réorganisation des dispositifs d'alerte sur les menaces terroristes. Il revient aussi, en termes offensifs, sur les réactions politiques, à droite et à l'extrême droite, après les derniers attentats.
Les frères Kouachi en janvier, Sid Ahmed Ghlam en avril, Yassin Salhi en juin… Malgré les moyens supplémentaires octroyés aux services de renseignement, l'histoire semble se répéter. La radicalisation des futurs terroristes a été repérée, mais leur dangerosité n'a pas été évaluée à sa juste mesure. N'est-ce pas une faiblesse récurrente des services français ?
Il faut choisir ses arguments. On ne peut pas, chaque fois qu'on arme les services de renseignement, hurler à la surveillance de masse et, quand un acte se produit, demander pourquoi on n'a pas procédé à l'arrestation de personnes préventivement, alors qu'elles n'avaient commis aucune infraction pénale. Prenons le cas de Yassin Salhi. Son casier judiciaire est vierge. Aucune infraction n'a été portée à la connaissance de nos services. Il est repéré comme étant radicalisé, mais aucun élément tangible ne vient témoigner de son engagement dans des activités terroristes.
La loi sur le renseignement, par les moyens techniques et humains dont elle autorise la mobilisation, permettra de renforcer l'efficacité de nos dispositifs préventifs. Nous rehaussons les moyens de nos services, avec notamment la création de 1500 emplois depuis janvier, s'ajoutant aux 500 hommes et femmes recrutés chaque année dans les forces de sécurité depuis le début du quinquennat. Ces postes seront répartis dans le renseignement territorial ou intérieur, et la lutte contre la cybercriminalité. Par ailleurs, 233 millions d'euros sont investis sur trois ans dans ces mêmes services, pour en assurer la modernisation. Enfin, nous avons initié une nouvelle manière de travailler, associant toutes les forces de sécurité et les préfets dans la détection des « signaux faibles ». C'est une révolution culturelle.
Comment s'adapter à ce nouveau genre de terrorisme ?
Dans ce contexte de menace plus diffuse et dissimulée, j'ai donné dès avril 2014 des instructions pour que toute la maison « Intérieur » soit mobilisée, au-delà des seuls services de renseignement qui se consacrent à l'observation, l'analyse et la surveillance des individus repérés comme étant les plus susceptibles de passer à l'acte et devant faire l'objet de l'ouverture de procédures judiciaires. C'est pourquoi, depuis plus d'un an, les préfets ont pour mission d'organiser des groupes d'évaluation hebdomadaires réunissant la sécurité intérieure, le renseignement territorial, mais aussi la police et la gendarmerie. Les policiers et les gendarmes, en vigilance constante, sont souvent à même de détecter des situations préoccupantes qui sont ainsi partagées avec les services spécialisés.
Allez-vous renforcer ces structures ?
J'ai proposé au président de la République et au Premier ministre de resserrer le dispositif de surveillance opérationnelle à deux niveaux: celui du préfet de zone de défense, qui est désormais chargé de l'animation de cette supervision pour les départements du ressort de son territoire. Cela permettra davantage de coordination, d'analyse et de synthèse. Au plan national, un état-major opérationnel pour la prévention du terrorisme est désormais créé. Associant en permanence et dans un même lieu les services de renseignement, de sécurité publique, de la police et de la gendarmerie nationale, il est destinataire de l'ensemble des informations transmises par les échelons départemental et zonal. Je lui ai confié la charge de piloter la totalité du dispositif de détection et de suivi, et de me rendre compte directement. Rien ne doit être négligé qui permette d'accroître encore notre capacité opérationnelle.
En avril, une polémique éclatait quant au nombre d'attentats évités ces derniers mois. Qu'en est-il réellement ?
Je m'en tiendrai aux faits et aux chiffres, pour éviter les approximations. Dans la semaine qui a précédé l'attentat en Isère, la DGSI a procédé à 14 arrestations d'individus représentant un danger extrême. Chaque jour, nous procédons à la mise hors d'état de nuire d'individus désireux de frapper notre pays. La fragilité psychologique, voire psychiatrique, de certains d'entre eux facilite le passage à l'acte. Et il peut y avoir des gens qui passent à travers les mailles du filet. C'est pourquoi nous les resserrons davantage en confortant nos services. Je compte le faire dans la transparence, en rendant des comptes à l'opinion et au Parlement. Mais je souhaite agir en me tenant à distance de toute polémique. Le débat collectif est nécessaire sur ces questions car il manque singulièrement de précision, de rigueur et d'honnêteté. Le progrès ne se mesure pas à l'aune des actes qui se produisent, mais d'abord à l'aune de ceux que nous avons empêchés. Depuis 2012, 160 procédures judiciaires ont été ouvertes, 326 personnes ont été interpellées, dont près de 170 mises en examen, 126 incarcérées. Ces chiffres donnent la mesure du nombre d'individus liés à des projets terroristes et qui étaient susceptibles de passer à l'acte.
Les premières informations que vous rendez publiques sur Yassin Salhi mentionnent l'existence d'une fiche S [sûreté de l'État] en 2006, non renouvelée en 2008. Mais vous ne mentionnez pas les signalements plus récents, datant de 2014, alors que vous étiez déjà ministre de l'Intérieur. Comme s'il s'agissait de faire porter la responsabilité sur l'ancienne majorité...
Je suis dans le souci constant de la transparence, et de dire la vérité aux Français. J'ai donc donné toutes les informations en notre possession concernant Yassin Salhi, sur toute la période d'activité des services de renseignement, et je continuerai à le faire. Non, je ne cherche pas à rejeter la responsabilité sur nos prédécesseurs. Je n'ai d'ailleurs pas l'habitude de me carapater. Je suis à la télévision sur les sujets les plus difficiles lorsque presque personne ne veut y aller. Et quand on s'y bouscule, au contraire, je m'efface. Encore une fois, il est normal que nous devions rendre des comptes. Je demande juste que, face à l'ampleur du risque, on ne verse pas dans les polémiques inutiles et qu'on s'interdise d'abaisser médiocrement la République.
Six mois après les attentats de Paris, l'union sacrée semble se déliter...
L'union nationale ne relève pas d'une posture politique. C'est une obligation éthique. La capacité de résilience d'un pays dépend de sa lucidité face au risque et de sa capacité à se rassembler autour de l'État. Certains acteurs irresponsables, pour des raisons d'intérêts politique et personnel, ne se conforment pas à une telle éthique. Il faut alors être responsable pour plusieurs, voire pour tous.
« Irresponsables », dites-vous. Faites-vous allusion à Christian Estrosi ? À Marine Le Pen ? À l'opposition en général ?
Je regarde les faits. Derrière les apparences de la polémique, il y a la réalité des comportements. J'invite chacun à regarder les amendements présentés sur les textes que nous avons proposés. On constatera que ceux qui en demandent plus ne sont pas ceux qui ont présenté les amendements les plus constitutionnels. Prenons Marine Le Pen. Elle n'est pas dans la recherche de solutions. Elle est dans la culture des problèmes car ceux-ci constituent le terreau de sa prospérité politique. Sa préoccupation n'est pas de trouver des solutions pour la France, mais d'accroître les difficultés pour faire fructifier son capital politique, dont on sait à quel point il est éloigné des valeurs républicaines. La loi renseignement ? Marine Le Pen est contre. Elle veut davantage d'efficacité mais moins de moyens pour être efficace. Allez comprendre. Le fichier européen des passagers aériens qui permet d'établir la traçabilité du parcours des terroristes ? Elle est contre. Le blocage administratif des sites provoquant au terrorisme ? Elle y est opposée. Pourquoi ? Pour arriver à un seul but : la stigmatisation des musulmans de France. Et faire en sorte que la France soit affaiblie par le renforcement des divisions et qu'elle, au contraire, en sorte renforcée. Ma préoccupation est de rendre la France plus forte et de protéger les Français.
Au fond, Christian Estrosi, en parlant de « cinquième colonne », exprime différemment la situation que vous décrivez. Il y a dans ce pays de jeunes Français musulmans qui se vivent en adversaires de ses valeurs...
Des barbares nous attaquent parce qu'ils haïssent notre modèle. Mais en France vivent 5 millions de musulmans, bouleversés et révulsés face à ce qui arrive. Et qui en sont blessés parce que ces actes sont commis au nom de leur religion. Quand on se trouve dans une situation de menace, alors que le risque est grand de voir les démocraties sapées par des individus ignorants de tout, dans le dévoiement de leur religion, et qu'on veut donner de la force à son pays, on fait très attention aux mots qu'on emploie, aux concepts qu'on convoque, à la manière dont on mobilise la parole publique. Cela fait partie de l'éthique républicaine.
La tension créée par l'assassinat de ce chef d'entreprise en Isère ne risque-t-elle pas d'entraîner une recrudescence des actes islamophobes ?
Depuis le 7 janvier, nous faisons face à une montée très nette des actes antimusulmans : +243% entre 2014 et 2015, soit 72 cas ces cinq derniers mois. J'appelle chacun à la responsabilité. Le risque de la réponse à la haine par la haine existe bel et bien, entretenu par l'amalgame, l'inconséquence et l'outrance. La seule réponse que l'on puisse apporter consiste en un État fort, une République solide et une parole mesurée. Le nombre d'actes antisémites et antichrétiens est également en recrudescence. On ne combat pas le terrorisme dans les déchirements d'une nation. Il y a bien des sujets sur lesquels la France peut se diviser dans les charmes de la rhétorique, dans le débat public et les emportements parlementaires. Mais, face au terrorisme, l'unité nationale doit prévaloir.
Sans pour autant escamoter le débat. Au Parlement, le vote de la loi sur le renseignement a été l'occasion de critiques à droite et à gauche sur le pouvoir inégalé accordé aux services.
Ces débats n'ont pas été inutiles. Des réponses très précises ont été apportées aux critiques. J'ai l'intime conviction que l'on ne remporte pas la lutte contre le terrorisme en abandonnant les valeurs démocratiques. Mais attention à une analyse trop légère des événements. Nous n'interpellons les suspects que pour des motifs judiciaires. Ceux qui critiquent la politique de protection des Français en la qualifiant de sécuritaire sont les premiers à condamner les services pour lesquels ils s'opposent au renforcement des moyens.
Tunisie, Danemark, Belgique, France... Le caractère international de l'islamisme radical n'est plus à démontrer. La réponse collective est-elle à la hauteur de la menace ?
Nous n'avons aucune chance d'être efficaces si nous ne mettons pas en place des dispositifs d'échanges d'information. L'urgence reste la mise en œuvre du PNR européen [Passenger Name Record : liste des noms de passagers sur les vols]. Les mêmes réticences s'expriment que celles formulées à l'encontre de la loi sur le renseignement. Or, s'il n'y a pas demain de PNR européen, il existera des PNR nationaux, moins efficaces. Et, en l'absence de dispositifs européens, ils garantiront moins efficacement la préservation des données personnelles. Nos efforts se concentrent également sur la coopération avec les pays de transit, au Sahel et au Maghreb par exemple. C'était l'une des raisons de mon second déplacement à Tunis, après l'attentat contre le musée du Bardo, et de la réunion que nous avons tenue lundi à Sousse avec mes homologues tunisien, britannique et allemand. Les signes positifs ne manquent pas. Ainsi, la coopération s'est-elle grandement améliorée avec la Turquie, avec laquelle nous échangeons beaucoup.
La coopération franco-américaine a-t-elle été troublée par la révélation des écoutes de la NSA visant les autorités françaises ?
Notre coopération avec les États-Unis est bonne, même si elle reste perfectible. Cet épisode prouve à la lumière des événements récents qu'il vaut mieux écouter ceux qui doivent l'être plutôt que ses amis. C'est autant une question de morale que d'efficacité.
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