Rue 89 a publié un entretien avec Annie Ernaux, écrivain, auteur entre autres de "La Place" que je cite chaque fois que cela m'est demandé comme mon livre favori.
Annie Ernaux a une écriture sèche, sans mot de trop, sans artifice. Ses phrases sont courtes et claquent les vérités qu'elles énoncent. Chaque mot a son sens pèse de tout son poids comme une pièrre sèche dans un mur. Il lui est parfois reproché cette brutalité qui n'est en vérité qu'une douleur. La douleur de cette éternelle petite fille d'un ouvrir devenu petit commerçant et qui, chaque jour, constate qu'elle n'a plus sa place dans sa classe sociale d'origine mais pas encore une place dans sa classe sociale de destination. Cette petite fille, pleine de remords pour avoir eu honte de ses parents et de leurs manières, et qui en meme temps témoignent de la violence de notre societé et de sa capacité à reproduire les inégalités jusqu'à toujours faire payer celles et ceux qui échappent à cette machine à broyer.
Alors, oui Annie Ernaux est une militante communiste et elle votera pour JL Melenchon. Alors oui, à nous de la convaincre de changer d'avis...au moins pour le second tour.
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Elle est assise dans la pénombre d'un orage hivernal, au bureau de Gaston Gallimard, et de sa vie dont nous parlons, de sa colère immense d'être née de ces parents-là, de l'amour qui font tous ses livres depuis « Les Armoires vides », il semble que c'est la honte qui prend le dessus.
La honte sociale, elle s'en est vengée en écrivant : écrire ce n'était pas un désir, mais une volonté. Mais la honte d'avoir renié ses parents, de les avoir détestés d'être si vulgaires, sales, incultes et gauches avec leur amour, d'avoir quitté très tôt leur monde sans jamais appartenir à celui des autres (ceux qui avaient des salle de bains, des mères parfumées et un peu artificielles qui disaient « sensas »), elle ne s'en est pas défaite. Elle l'a fouillée avec une impudeur et une liberté totales.
Annie Ernaux est une écrivain engagée, une écrivain marxiste et féministe. Mais cela n'a aucun sens de la présenter ainsi, tant sa langue est sienne et intérieure. Les textes très intimes – sur l'avortement, l'aliénation amoureuse – qui ont suivi « Les Armoires vides » ou « La Place » ne l'ont jamais empêchée de cuver la révolte politique.
« Ecrire la vie », que Gallimard publie dans la collection Quatro, regroupe l'œuvre littéraire d'Annie Ernaux, dans l'ordre de sa biographie, non de la publication de ses livres.
Il y a, pour ouvrir cette anthologie, une cinquantaine de pages où se superposent des extraits inédits de son journal et des photographies.
Avant de rentrer dans sa maison de banlieue qui ressemble aux villas de ces filles du Havre qu'elle haïssait, elle se plie docilement à la séance photo. Et remercie Audrey Cerdan (photographe de Rue89) de la traiter gentiment.
Rue89 : Vous vous voyez dans le métro avec le regard de l'enfant que vous étiez. Et vous n'aimez pas la femme élégante, cultivée que la fille d'épiciers d'Yvetot est devenue. Est-il donc impossible de se réconcilier ?
Annie Ernaux : Eh bien non, c'est pas possible. Je me dis que voilà, la coupure est à l'intérieur de moi. Ce sont deux mondes irréductibles. La lutte des classes est en moi. J'ai un mode de vie, une façon physique d'apparaître qui est celle de la classe dominante, je vais pas me le cacher. Mais je sais quelle était ma vision de petite fille, d'adolescente, et ce n'est pas réconciliable. Ma mémoire est dans un monde et ma vie est dans un autre et ça, c'est insupportable.
Voyez, ce matin je sors de chez moi pour prendre le RER, et je vois qu'une grosse maison se construit. Il faisait très froid. Je vois un garçon avec une brouette. Immédiatement, je n'ai pas besoin de penser, me revient que travailler de ses mains c'est dur, c'est très, très dur. J'ai vu mon père travailler de ses mains, et pourtant je viens là, à Gallimard. Il n'y a pas de réconciliation, sinon sur un plan politique. Mais intérieurement, ce n'est pas possible.
Vous sentez-vous « traître » à votre classe ?
Je vais pas dire que je me sens traître, mais j'ai tout de suite conscience qu'il y a des mondes ennemis, des classes sociales, qu'il y a de la liberté d'un côté et de l'aliénation de l'autre. Oui, j'ose employer ce terme marxiste, et on va pas me la faire « Mais non, il est très heureux cet homme qui fait des choses de ses mains. »
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